A propos d'orphéon

Qu'est-ce au juste qu'un orphéon ?

Les débuts parisiens

Le mot date de 1833, inventé par Wilhem, professeur de chant dans les écoles de Paris, pour désigner les rencontres chorales qu'il organisait en faisant se réunir les élèves des différents arrondissements où il enseignait, lui et ses "lieutenants". Ces réunions ne regroupaient pas seulement des enfants, mais aussi des adultes issus de la classe ouvrière, et le développement de ce mouvement choral était attentivement suivi par les élites. Voici un compte-rendu d'une de ces manifestations, paru le 28 novembre 1837 dans le "Journal des débats":

"Une solennité touchante te qui témoigne au plus haut degré de l'influence qu'exerce l'étude de la musique sur la moralisation des classes ouvrières, a eu lieu hier, place du Châtelet. Tout le monde sait que la ville de Paris, dans sa sollicitude paternelle, a placé depuis plusieurs années à la tête de l'enseignement du chant, dans les écoles primaires, M. B. Wilhem, auteur de l'excellente méthode qui porte son nom, et fondateur des grandes réunions de chant de l'Orphéon.
Cent vingt ouvriers, comme organe des élèves qui suivent tous ces cours de chant gratuits, ont improvisé une première fête de chant populaire [...] Des toats, accueillis avec une explosion réitérée d'applaudissements ont salué le nom du Roi, ceux du préfet de la Seine et de toutes les autorités municipales de la ville de Paris"

Donc, au départ, un orphéon est un choeur masculin qui chante à plusieurs voix sans accompagnement d'instruments. Wilhem arrange même certaines oeuvres du répertoire symphonique ou lyrique pour ces ensembles vocaux. Encore un article du "Journal des débats" du 6 avril 1838 :

"Les cinq divisions de chant de l'Orphéon se sont réunies dimanche dernier dans la salle St-Jean, à l'Hôtel-de-Ville, sous la direction spéciale de M. B. Wilhem,inspecteur général de l'enseignement du chant dans les écoles de Paris. Les progrès de cet enseignement musical sont plus remarquables chaque année. Ce qui frappe davantage dans ces exercices publics, c'est moins la fraicheur des voix que la justesse des intonations et l'art avec lequel elles se soutiennent sans le secours des instruments et de l'accompagnement. Des morceaux, au nombre de neuf, ont été exécutés avec une rare précision. Des fragments de la Muette et de Tancrède, disposés en choeur, ont été redemandés et répétés aux applaudissements de l'assemblée entière. La partie de solo a été chantée d'une voix délicieuse et avec un goût exquis par un jeune homme de treize ans.
MM. Halévy, Berlioz et un grand nombre d'artistes distingués assistaient à cette intéressante réunion."

L'orphéon, c'est aussi un ensemble de recueils (8 tomes) de partitions chorales publiés entre 1833 et 1840. Un répertoire établis par Wilhem et ses collaborateurs qui a été largement diffusé dans toute la France, et qui n'est peut-être pas entièrement obsolète. Juste à titre d'exemple, le choeur des chasseurs de Carl-Maria von Weber, qui figure dans le tome 1er de cette compilation, et qui est encore au répertoire actuel des chanteurs de Lourdes !

Une inspiration européenne

Une trentaine d'année plus tôt, ce mouvement culturel des choeurs d'hommes débute en pays germanique et en particulier en Suisse à Zürich, où un pasteur protestant, M. Nägeli, compose les premières oeuvres pour choeur d'hommes. Dans l'idée de leurs initiateurs, ce choeur d'hommes symbolise le peuple, selon deux principales modalités, le peuple démocratique qui aspire à s'affranchir du joug des anciens régimes, mais aussi le peuple entendu comme nation, comme unité culturelle au sein d'un territoire.

C'est l'aspect démocratique qui séduit d'abord les promoteurs français de l'orphéon. L'idée de donner accès au peuple, aux classes laborieuses écartées jusqu'alors de l'instruction et de l'art, de leur donner accès à la grande culture. L'idée d'établir un chant national populaire n'est pas absent de l'orphéon français, mais cet élan nationaliste jouera un rôle plus important, par exemple, en Catalogne ou au Pays Basque, pour des raisons politiques évidentes. Cette fibre nationale trouve encore un écho actuellement dans certaines formes de régionalismes, ou de localismes.

Du côté germanique, si au début du XIXème siècle dans une Europe menacée par les ambitions napoléoniennes, l'importance du nationalisme semble une évidence, l'aspiration démocratique n'en est pas pour autant moindre qu'ailleurs. A titre d'exemple, ce fonctionnement imaginé par un des Liedertafel (version germanique de l'orphéon) de Berlin, tellement épris d'égalité, qu'il avait été décidé qu'il n'y aurait pas de chef attitré, mais que se serait les choristes, chacun à leur tour, qui dirigeraient l'ensemble. Ce qui, on s'en doute, n'a pas résisté à l'épreuve des exigences artistiques.

Du côté de la Bigorre

Au même moment où, à Paris, Wilhem invente l'orphéon, à Bagnères-de-Bigorre, un parisien, Alfred Roland, conduit dès 1832 une entreprise singulière tout-à-fait extraordinaire et très similaire à la fois. Roland crée un conservatoire de chant populaire à destination des classes populaires locales.  Ce qui le différencie de Wilhem, cest que, de pédagogue, Roland se transforme en directeur de troupe et en imprésario. Le grand souci de Wilhem était de ne pas troubler l'esprit des ouvriers auxquels il se vouait. Surtout ne pas leur laisser imaginer qu'ils puissent échapper à leur condition et devenir artistes. Quand, au contraire, Roland compose pour sa troupe un répertoire original, et après quelques années de préparations, abandonne de façon imprudente une situation professionnelle confortable, pour se lancer avec ses Quarante Chanteurs Montagnards, 25 adultes et 15 enfants, dans une aventure invraisemblable, une tournée mondiale.

Après avoir sillonné l'Europe d'est en ouest, après avoir chanté, entre autre, devant la Reine d'Angleterre et le Tsar de Russie, malgré des difficultés qui auraient découragés les plus téméraires, Roland et sa troupe s'embarquent pour le Proche-Orient, les Pyramides, Bethléem, etc. Mais, un peu plus tard, il devra renoncer à son ambition de franchir l'Atlantique, cerné et abattu par les difficultés, il prendra la fuite à Londres, abandonnant sa troupe à elle-même, ce qui lui vaudra un certaine rancoeur des gens de Bagnères où, jugé indésirable, il ne pourra plus retourner de son vivant. Son épopée, relatée dans plusieurs ouvrages, par son audace et son côté romanesque mériterait un traitement cinématographique.

Par ailleurs, le mouvement orphéonique se développe en Bigorre, comme dans tout le sud de la France, un peu en retard sur le nord, la Belgique et l'Allemagne. En 1857, il existe à Tarbes, l'orphéon "les Enfants de Bigorre", en 1864 est créé le 1er orphéon de Lourdes, en 1867 l'orphéon de Luz-St-Sauveur "les Enfants de Barèges" se présente au concours d'orphéons de Tarbes. Cette même année, c'est la ville d'Argelès qui organise aussi un concours d'orphéons. En quelques décennies le territoire français se couvre d'orphéons, au moins 46 sociétés seulement en Hautes-Pyrénées.