Mémoire

En construction

extrait p. 53-55 :

L’orphéon

Les cœurs sont bien près de s'entendre,
Quand les voix ont fraternisé.

         Béranger[1]

Une ambition démocratique

Né au début du XIXe siècle de l’idéal révolutionnaire, l’Orphéon a donc pour ambition de faire du peuple français un peuple musicien. Destinée à tous les citoyens (mais pas aux citoyennes !) sans exception, cette éducation musicale va s’articuler autour du travail de la voix, instrument démocratique par essence. Sous l’impulsion d’un musicien et pédagogue de génie, Wilhem, compositeurs, répétiteurs et chefs de chœur se lancent corps et âme dans une mission d’envergure, permettre à chaque citoyen d’accéder à la « grande » musique, à l’émotion artistique censée élever l’âme et apaiser les passions. La démocratie doit en sortir raffermie, l’égalité des citoyens renforcée et les conflits jugulés. Le chant partagé apparaît comme le symbole de l’égalité, de la fraternité et de la solidarité. Les qualités morales et spirituelles imputées à la musique et à sa pratique collective apparaissent comme une garantie pour la réalisation d’un monde meilleur[2]. Voici, pour illustrer cette ambition citoyenne du mouvement orphéonique, quelques lignes d’un chroniqueur lourdais en 1869 :

« Pendant que ces jeunes gens travaillent à cultiver leur intelligence dans l’étude de la musique, ne les croyez-vous pas heureux, en les voyant à l’abri du libertinage qui pousse souvent un jeune homme à finir tristement sa carrière ?

Ne croyez-vous pas, que ce soit aussi un bien pour eux, d’adoucir leurs mœurs au contact de jeunes gens polis, qui cherchent à se policer davantage pour prouver la bonne volonté qu’ils mettent à faire prospérer leurs institutions ?

Je crois, Messieurs, que vous avez un devoir impérieux à remplir, envers l’Orphéon et la Fanfare, au point de vue moral. Quel que soit votre rang, votre condition, vous devez travailler dans la mesure de vos forces, à perpétuer l’existence de ces deux sociétés, pour que les enfants qui viendront après nous, puissent trouver un jour dans leur sein un préservatif contre les passions brutales qui les attendent peut-être. »[3]

Une pédagogie à inventer

Mais il faudra à ces animateurs une force de conviction peu commune pour relever tous les défis qui se dressent contre cette entreprise audacieuse. Pour rendre accessible le langage des sons à ces « analphabètes » musicaux que sont ouvriers et paysans, il faudra inventer des méthodes nouvelles. Pour éduquer leurs voix rocailleuses, il faudra des heures de travail patient et appliqué, et beaucoup d’abnégation. Voici, en exemple, une relation de cette entreprise relatée dans un bilan dressé à la demande du préfet et adressé au maire de Toulon par V. Bellour, professeur de l’orphéon des adultes le 23 juillet 1859, quelques mois après les débuts du 1er orphéon de Toulon :

« Le 4 octobre 1858 après avoir classé les voix au nombre de 37, je commençai à donner à mes élèves les premiers principes élémentaires de solfège, et je continuai jusqu’au mois de janvier 1859 inclusivement les démonstrations théoriques et pratiques de la musique, démonstrations que je poussais jusqu’à la théorie des gammes majeures inclusivement, leur formation, leur ordre et leur démonstration mathématique : les élèves m’apportaient chaque mois le compte rendu écrit du travail théorique expliqué pendant le mois, et à cette époque, vu qu’ils commençaient à lire passablement les notes, clef de sol, clef de fa, je leur fis déchiffrer un chœur de Joseph (Méhul) assez facile qui fut rapidement enlevé ; après ce chœur je leur mis entre les mains la Marche des 2 Avares de Grétry : puis la Retraite de L. de Rillé, chœur à effet : Vive l’Empereur de Gounod, chœur à 7 parties dont 3 d’enfants : ensuite un O salutaris de Dieclat qui par la coupe allemande et harmonique présente pas mal de difficultés : et en dernier lieu, actuellement ils déchiffrent la Cigale et la Fourmi de Gounod, chœur fugué et partant difficile, et un Domine Salvum à 5 parties dont 2 d’enfants. Inutile de vous dire, Monsieur le Maire, que pendant tout ce temps la lecture musicale, et surtout la lecture rythmique de la musique a toujours été suivie, car chacun des membres de l’orphéon des adultes a la petite méthode, et par là ils peuvent repasser chez eux les leçons expliquées au cours…. »[4]

On voit que les ambitions sont grandes. On s’attaque à des œuvres exigeantes, et on ne se contente pas de mettre sur pied un répertoire, on dispense une véritable formation musicale. Mais les contraintes sont nombreuses, et d’abord inhérentes au public auquel on s’adresse, des ouvriers aux longues journées de travail et au faible niveau d’instruction. Notre professeur d’Orphéon poursuit son rapport.

[1] Ibid., p. 17.

[2] « Louis Wilhem pensa que les Français, jadis excités par des chants guerriers, pourraient être pacifiés par de simples mélodies, et, à lui seul, il commença la solution de ce grand problème qui a pour but l'association universelle ! […] Pour M. Wilhem, enseigner le chant, ce n’était pas seulement distraire le peuple, c'était aussi le moraliser.  Il savait que le travailleur, après la fatigue, a besoin de s’unir, par le cœur et par l’esprit, à ce qui constitue la société, dont on l’a trop longtemps isolé ; il savait qu’on aime ceux qu’on voit, et qu’on s’entend avec ceux qu’on aime : l’harmonie est le lien de la paix. » Eugénie Niboyet, Notice historique sur la vie et les ouvrages de G.-L.-B. Wilhem, Paris : P.-H. Krabbe, 1843, pp. 15-16.

[3] Le Lavedan (21 août 1869).  Archives départementales de Tarbes, 2JB4.

[4] V. Bellour, courrier au maire de Toulon. Archives communales de Toulon, 3RI1.

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