A propos des chants

La tradition du chant en Bigorre

La tradition, c’est un ensemble. Un ensemble aux formes multiples et contradictoires, avec ses qualités et ses travers, avec ses perles rares et ses rengaines, ses traits de génie et ses maniérismes. Mais cet ensemble un peu incohérent, il faut résister à la tentation de le simplifier. On aurait tort d’en rien retrancher, même ce qui nous déplaît. Car il faut de tout pour faire un monde, j’entends un monde vivant et non pas une collection de fossiles. Car je crois que la tradition du chant est en Bigorre une tradition encore vivante.

Comment la décrire ?

Commençons par le concret :

La tradition, c’est des compositeurs : Alfred Roland avec son « Avalanche », son « Boléro », et autre tyrolienne ; Pascal Abadie avec son « Bigorro » et son « Picapout » ; Edmond Duplan avec ses « Montagnes et Gaves » et son « Refuge » ;…

La tradition, c’est des harmonisateurs : l’Abbé Lesbordes avec les fameux « Pa dou Ceu » et « Bouno May » ; Jean Hébrard avec les « Sommets Pyrénéens » et « l’Adour » ;…

La tradition, c’est des collecteurs, des éditeurs : les Mirat, Rivares, Palay, Bréfeil, Puech et autres compilateurs, qui nous présentent le répertoire anonyme qui s’est constitué au cours du temps.

La richesse et la variabilité de la tradition est là bien tangible. Nombre de chants présentent diverses variantes (pour le célèbre « Aqueres mountagnes », au moins quatre), et chacune de ses variantes se déclinent en plusieurs versions. Une des variantes de « Aqueres mountagnes » proposé par Rivares est tonale et en 6/8. La même variante chez Mirat est modale, en 4/4, et richement ornementée.

La qualité et les a-priori des collecteurs sont sans doute en partie responsable de ces écarts. Il y a les collecteurs qui présentent en l’état, et ceux qui pensent qu’il faut d’abord corriger. Il y a ceux qui notent tout ce qu’ils entendent, ceux qui vont à l’essentiel, et ceux qui n’entendent pas tout, ou ne veulent pas tout entendre… Mais quoi qu’il en soit, chaque interprète s’approprie le répertoire et lui donne un grain personnel. C’est le privilège du monde de l’oral de se transformer au gré des transmissions, sans qu’il n’y ait aucune académie capable de discerner et de sanctionner les versions « fautives ».

La tradition, c’est enfin des chanteurs : isolés, regroupés au hasard d’un bout de bar, ou organisés en société, certaines plus que centenaires. La création des grands chœurs (entre vingt et cinquante choristes environs) date du XIXème siècle. Produit des idéaux révolutionnaires, les Orphéons sont censés mettre la culture à la portée de tous (mais apparemment pas de toutes !). L’Orphéon de Luz, les Chanteurs Montagnards de Bagnère de Bigorre (groupe créé par A. Roland), les Chanteurs Montagnards d’Argelès, les Chanteurs Montagnards de Lourdes, les Chanteurs Pyrénéens de Tarbes, à l’origine tous des chœurs d’hommes, ont connu et connaissent un succès qui résiste aux aléas des modes et des succès du moment. Ce sont des société prospères, malgré les flux et les reflux que connaissent toutes les entreprises humaines. Ce sont des milieux privilégiés où s’opère le brassage social et le brassage des générations. De véritables creuset de la tradition. Des lieux où l’on partage, où l’on échange, où l’on transmet, où l’on innove.

En dehors de ces sociétés organisées, il n’est pas un village, pas un hameau qui n’aie son groupe de chanteurs. La plupart se produisent au moins une fois par ans à la Hesteyade de Bigorre. On y entend un répertoire très diversifié, généralement présenté comme traditionnel et anonyme, mais qui est souvent plutôt d’origine incertaine ou méconnue.

Enfin, le chant est pour beaucoup, la façon première de faire la fête. Tout plaisir est plaisir de convive disait un poète. Et la façon privilégiée de manifester ce plaisir de vivre ensemble, c’est, ici, de chanter, de vibrer ensemble. C’est un véritable plaisir autant physique qu’esthétique. Au plaisir du texte partagé (certains sont intarissables et connaissent par cœur des heures de poésie…), s’allie le plaisir physique du son et des résonances, car on chante en polyphonie, improvisée (pour le meilleur et pour le pire !), chacun cherchant sa voix, différente selon les circonstances et l’équilibre des voix en présences. Il s’agit de nourrir l’ensemble et néanmoins de se faire entendre. Si cela tourne parfois à la joute, cela se termine généralement dans l’euphorie générale. C’est ce qu’on appelle localement, la « gaillère ». Et là, il n’y a ni partition, ni de chef de chœur, ni même un ancien pour rappeler que « gueuler, c’est pas chanter ». Là, tous les coups sont permis !

Enfin pour en terminer avec les chanteurs, il faut relever l’avènement assez récent, mais prometteur, de nombreux groupes de filles.

Après cette description disons matérielle de la situation, il faut dire quelques mots sur la question plus insaisissable du style ; existe-t-il un style particulier, clairement identifiable, le véritable chant traditionnel bigourdan ? Il n’est dans nos moyen de donner une réponse précise à cette question. Nous nous contenterons d’indiquer quelques pistes.

Il y a en Bigorre tout un répertoire de chants qui célébrent une nature idéalisée, une montagne magnifiée, un pastoralisme de rêve. C’est parfois naïf et touchant, parfois tellement maniéré que cela prête à sourire. On n’est pas loin de la carte postale pour touriste. C’est un répertoire principalement du XIXème siècle dont le représentant le plus remarquable est sans doute Alfred Roland.

Alfred Roland soumet les voix à l’organisation classique à 4 voix, avec la mélodie au registre le plus aigu, et un registre grave qui joue un véritable rôle de basse harmonique. Les voix intermédiaires sont soumises à la logique harmonique.

C’est très différent de la façon dont les autochtones abordent encore actuellement la polyphonie, de façon dirons-nous « naturelle ». L’organisation est globalement à trois voix. La mélodie est en principe assurée par la voix moyenne. Les « basses » assurent un mouvement parallèle, à la tierce ou à la sixte, rompant cette ligne de temps à autre pour un appui harmonique, et terminent très rarement sur la tonique. Les « hautes » planent au-dessus en se détachant souvent plus librement de la mélodie, à l’affût du moindre effet de « couleur ». Les accords restent consonants, mais la prédominance de la logique mélodique incite aux mouvements parallèles et fait souvent apparaître des accords inattendus, des quintes parallèles savoureuses, parfois des septièmes, voire des neuvièmes en particulier quand l’une des voix s’adonne à un autre « classique » du chant naturel qu’est le bourdon.

Si l’on aborde l’aspect littéraire de ce répertoire moins « savant », les sujets sont souvent plus domestiques, l’amour peut y être maudit, la condition du berger n’est pas vraiment idyllique ; les auteurs étant inévitablement très divers, tout cela paraît moins convenu.

Une autre caractéristique du style de Roland, c’est son goût pour les solos aux grandes envolées lyriques, aux vocalises acrobatiques. Tous les chanteurs ne peuvent aborder ces airs difficiles, et ceux qui les maîtrisent acquièrent un prestige particulier qui rabaisse au rang de vulgaire chansonnette et « roundadère » les chants plus simples du répertoire populaire.

Enfin l’univers harmonique de « l’Orphéon » se rallie à la tonalité, alors que bon nombre de chants populaires utilisent une échelle modale. Sur le plan mélodique les lignes se simplifient. Les subtiles « laulhères » (mélismes ou ornements divers) du chanteur isolé, sont impossibles à reproduire par ensemble nombreux. Les effets de dynamique qu’ils produisent sont remplacés par des effets de masse.

Cette description de la tradition en Bigorre est sans doute très partielle. Elle est un simple témoignage de ce que l’on peut observer au contact des Chanteurs Montagnards de Lourdes, et n’a pas d’autre prétention.

Disons, pour terminer, qu’elle est avant tout un lieu de vie, de fraternité avec tous les affrontements que cela suppose, une école de liberté ou chacun a la possibilité de se réaliser, d’imposer son chant, son style, car qui peut juger ce qu’est le véritable chant bigourdan, si ce n’est le chanteur bigourdan qui chante ce qu’il veut et comme il l’entend ! Sauf parfois à subir les ronchonnements d’un ancien, ou les critiques d’un puriste (capable de s’enliser dans des digressions interminables pour tenter de régler un différent sur la prononciation d’une syllabe), ou le rejet d’un partisan endurci de l’autarcie qui ne tolère que ce qu’on ne chante «que chez nous » et « depuis la nuit des temps » ! (mais par manque de chance et de culture aussi, notre cher gardien de la tradition est parfois pris au piège. Qu’un air « bien de chez nous » ressemble par trop à une rengaine parisienne oubliée, c’en est trop pour son orgueil. Chanter la tradition, c’est parfois simplement avoir quelques tubes de retard !)

Et vive le chant !